Il y a des familles où l’on est boulanger de génération en génération, ou bien circassien ou grand patron. Et puis il y a des familles au destin hors du commun, où l’on est réuni par un état d’esprit de bosseur qui conduit partout, mais toujours à l’excellence. Aujourd’hui, après Antoine le rugbyman, après Clément le frère éleveur de Porc Noir, et leur père à qui ils ont dédié leur restaurant « Chez Jean », après « Pierrot » le grand-père figure de l’hôtel Dupont de Castelnau-Magnoac, dans la famille Dupont je demande le grand-oncle : Jacques-Bernard.
Car ce Jacques-Bernard a dirigé l’ORTF de 1964 à 1968. Pour nos jeunes Tiktokeurs qui auraient survécu à la lecture des premières lignes, déjà bravo, et expliquons ce qu’était l’ORTF : l’Office de radiodiffusion-télévision française, c’est-à-dire le monopole d’État sur la radio et la télévision après-guerre. Nous sommes donc en 1964, dix ans avant la naissance de Cyril Hanouna, Michel Drucker fait sa première apparition à la télé en novembre et il n’existe encore qu’une chaîne, et en noir et blanc !
2 chaînes et la liberté
Les années Dupont à la tête de l’ORTF sont celles de la mise en place de nombreux progrès techniques : il y aura la couleur, inexorable, en 1967, la première mondovision pour les Jeux olympiques d’hiver de Grenoble en 68. Mais en 64, c’est l’apparition de la deuxième chaîne. L’État a certes la mainmise sur les médias audiovisuels, « la voix de la France », mais selon Véronique Adam, la fille de Jacques-Bernard Dupont, on ne saurait se contenter de ce constat : « Cela ne l’a pas empêché de faire travailler des producteurs ou des metteurs en scène du Parti communiste comme Stellio Lorenzi ou Marcel Bluwal. Les années 1960 sont, je pense, la période à laquelle nous avons vu la plus grande ambition culturelle. Les émissions tel “Cinq colonnes à la Une”, “La Caméra explore le temps”, les premiers grands feuilletons “Belphégor”, “Jacquou le Croquant”… L’émission insolente “Les Raisins verts” de Jean-Christophe Averty, ou le “Pop Club” sur France Inter. Les créations audiovisuelles ont été d’une richesse culturelle et d’une ambition incroyables. » Une volonté de rendre la culture populaire, dans la droite ligne du ministère d’André Malraux, une volonté qui ressemble à l’homme Jacques-Bernard Dupont.
L’hôtel Dupont, plus qu’une auberge, une aubaine
Lui, le fils d’hôtelier de Castelnau-Magnoac, né en 1922, et devenu haut dirigeant de l’État, un symbole de la méritocratie républicaine. Oui, mais sa fille tient à nuancer : « Certes il venait d’un milieu très simple, mais son père était lui-même bachelier. Une situation particulière dans un village, il y en avait peut-être 10 000 par an dans toute la France au début du siècle. » À l’hôtel Dupont, on accorde de l’importance à une éducation rigoureuse et aux études, faites à Garaison. Le père Laguilhony qui incarnera plus tard l’institution était un cousin à peine plus jeune.
Il faut quitter le nid. D’abord pour faire ses humanités (études de sciences humaines) à Toulouse puis à Sciences Po Paris : « Il a eu de tellement bons professeurs à Toulouse qu’il a vite abandonné Sciences Po Paris car il avait l’impression de ne rien apprendre ». Nous voilà dans les années 40, c’est le départ pour le STO, le Service du Travail Obligatoire, la réquisition de travailleurs français pour participer à l’effort de guerre nazi sur le sol allemand. « C’est difficile de comprendre aujourd’hui les choix d’alors, d’appréhender le contexte. Prendre le maquis dans un village de 500 habitants c’était condamner sa mère et son frère au peloton d’exécution. C’est ce qu’il m’a expliqué. » Voilà donc Jacques-Bernard Dupont soudeur en Allemagne pendant quelques mois.
Une épouse allemande en 1951
Après-guerre, en 1946, il est appelé comme maître de conférences dans le Bade-Wurtemberg occupé par la France. « Le gouverneur militaire Guillaume Widmer le trouva suffisamment brillant pour lui conseiller l’ENA. » Une école fondée en 1946 pour former l’élite qui rebâtirait la France. (Comme disait le Saïan, le temps passe et beaucoup de choses ont changé.) Il ne repartira pas seul : « À son arrivée dans le Bade-Wurtemberg, il avait été voir le docteur Ederle pour obtenir une chambre chez l’habitant. Forcément, au début cela s’est mal passé, mais il est tombé amoureux de sa fille, elle-même médecin, qui deviendrait ma mère. Ce n’était pas à la mode d’épouser une Allemande en 1951, et une protestante qui plus est ! »
À la sortie de l’ENA en 1954 (promotion Félix Éboué, préfet de couleur parmi les premiers à choisir la France Libre), Jacques-Bernard Dupont est d’abord inspecteur des finances avant de rejoindre les Affaires étrangères comme conseiller technique en 1958. Puis en 1961, il est envoyé au Dahomey (actuel Bénin) en tant qu’ambassadeur. « C’était les débuts de l’indépendance, il avait donc un rôle important. Je n’ai que des souvenirs d’enfant, de grands jardins, de grands escaliers, la plage. Je me souviens avoir tenu la palette du peintre Jean Lurçat à qui mon père avait commandé une grande fresque à l’ambassade de Cotonou, un immense soleil. Mon père était un homme d’une grande droiture, la statue du commandeur, mais aussi un homme d’une grande culture et d’une curiosité intellectuelle rare. »
67-68 : la révolution du petit écran
Nous sommes en 1967. Michel Drucker commente le rugby à XIII. Le 1er octobre. Jacques-Bernard Dupont, directeur général de l’ORTF, apparaît à l’antenne en direct en compagnie du ministre de l’Information. C’est alors que la commutation a lieu. Le passage éblouissant à la couleur. On découvre son complet gris, sa cravate dans les tons verts. La télévision est désormais en couleur plusieurs heures par jour. Le fruit du travail notamment de l’ingénieur Henri de France. Puis Mai 68 advient, « il a été limogé du jour au lendemain. Les ministres voulaient virer les journalistes en grève [NDLR : dont Michel Drucker], mon père a refusé, c’est lui qui est tombé. Le président du conseil d’administration Vladimir d’Ormesson, écœuré, l’a suivi en démissionnant. »
« Du Boursin ! », l’artisan de la publicité
Nous sommes de nouveau le 1er octobre, mais de l’année suivante, 1968. Si Jacques-Bernard Dupont n’est plus à la tête de l’ORTF, on découvre ce soir-là le fruit de son travail, le premier spot publicitaire télédiffusé en France : un type en pyjama se lève en panique en réclamant du Boursin. Tant pis pour l’haleine, tant mieux pour les finances de la télé. « C’est le résultat de son souci de rigueur. Pour financer le service public de l’audiovisuel, il fallait soit faire payer le téléspectateur soit instaurer la publicité. » Yvette n’a rien à redire et toi lecteur/trice non plus, c’est grâce à celle-ci qu’elle est gratuite…

Le Pyrénéen
Et les Pyrénées dans tout cela ?, aurait pu demander Jacques Chancel. Dans les interviews de Jacques-Bernard Dupont, on a l’impression qu’il a perdu son accent. « Il n’aurait pas aimé qu’on dise cela, il y était attaché. » Les Parisiens devaient l’entendre, c’est le principal. « Il n’a jamais oublié ses racines et n’était aucunement dupe du monde dans lequel il évoluait. C’est resté un Gascon, un homme sans compromis, qui ne faisait pas semblant. » Un Gascon et un montagnard qui se ferait construire une maison sur les hauteurs de Saint-Lary. Il avait également inauguré la deuxième chaîne à l’antenne-relais du Pic du Midi, si l’on en croit le Journal du Musée pyrénéen de Lourdes du 1er avril 65. Un grand passionné de rugby aussi. « Plus tard, comme directeur des Wagons-lits, il a pu suivre l’équipe de France que la compagnie transportait sur le tournoi des Cinq Nations. Et le samedi après-midi, il ne ratait pas un match, même au ministère des Affaires étrangères. Il avait initié au rugby le ministre Couve de Murville qui n’y voyait que des gens qui se battaient. »
Sur cette Pierre je bâtirai mon hôtel
Au contraire, son frère Pierre resté au pays n’était pas du tout rugby, paraît-il. « Ils s’entendaient très bien tous les deux. J’ai passé tous mes étés à Castelnau. L’hôtel Dupont avait une atmosphère magique. » Jacques-Bernard disparaît en 1998. L’année où Michel Drucker lance « Vivement dimanche ». Sa fille Véronique Adam est revenue au berceau familial à l’automne dernier pour une cousinade. Cela a ravivé des souvenirs.
« Aujourd’hui, voir l’hôtel fermé me fait de la peine, c’était le cœur de la famille et le centre de l’activité du village. L’oncle Pierre était une personnalité fabuleuse. Un anarchiste de droite qui a toujours fait ce qu’il a voulu. Il ne se déplaçait pas ou alors se faisait conduire, mais il connaissait tout du Magnoac. On dit que quand quelqu’un meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. C’est ce que j’ai ressenti à sa mort. Tout le monde lui rapportait ce qu’il se passait et lui, il racontait cela avec talent. Malgré son caractère de cochon, il y avait un respect incroyable autour de lui. Je n’ai jamais vu un silence comme celui qui s’est fait lors de son enterrement à Castelnau. Ça m’a marquée. Par la simplicité qu’il dégage malgré les sollicitations, on voit qu’Antoine a grandi à l’hôtel Dupont. » Tellement qu’avec son frère Clément, en plus de la rénovation du Domaine de Barthas, ils viennent juste d’ouvrir un resto, « Chez Jean », en hommage à leur papa, où l’on trouve les bêtes de Clément (Porc Noir, bœuf mirandais) et l’état d’esprit de la famille Dupont.